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06.05.2024

Raëlisme : comment Netflix produit l’altérité

Le 7 février 2024, Netflix sortait la série documentaire « Raël : le prophète des extra-terrestres ». Bien que cherchant à conserver une approche neutre du sujet, le programme interroge majoritairement des membres actif·ve·x·s et des ancien·ne·x·s adhérant·e·x·s du mouvement, en mettant dos à dos leur témoignages. En substance, la production du géant du streaming états-unien s'en tient à une histoire du mouvement qui consiste à comparer Raël à un businessman au pouvoir charismatique phénoménal autour duquel repose toute une entreprise de croyance lucrative et potentiellement sujette aux dérives. L'idée n'est pas ici de se prononcer sur les dérives supposées ou réelles du groupe, ni de revenir sur les différentes polémiques dont il a fait l’objet, mais d’interroger le discours produit par Netflix. Au lendemain de la sortie, fleurissent des articles de presses qui, ayant boudé le phénomène depuis quelques années, se reprennent de passion pour le groupe et son prophète. En Suisse romande, et en moins d'un mois, Canal9, le 24H, le Waston, l'Illustré et même le journal télévisé de la RTS médiatisent le sujet. Sur internet, les passions se déchaînent et l’intérêt explose. Fabien Olicar, le célèbre mentaliste aux 2,15 millions d'abonné·e·x·s sur YouTube réalise une vidéo d'une quarantaine de minutes sur la figure de Raël dont il analyse le succès au prisme de ce qu’il aborde comme des stratégies manipulatoires.

Il paraît intéressant de sonder le traitement accordé aux personnes croyant aux extra-terrestres. En effet, ce phénomène est traité comme une forme de bizarrerie intrigante qui suscite l'attention. Nous pourrions nous demander pourquoi ce registre de croyances spécifique, plutôt qu’un autre, provoque ce type de considérations ? Dans le cas examiné ici, il semble que cela résulte, en partie, de l'angle privilégié par le documentaire Netflix et par voie de conséquence, de l'effervescence médiatique engendrée par sa sortie. Il convient toutefois de souligner que ce traitement précède très largement la production Netflix, cependant, l’analyse du documentaire peut servir de cas d’exemple, par la portée qu’il a eue, afin de commenter – plus largement – les processus de médiatisation des croyances religieuses minoritaires et des mouvements religieux ou spirituels émergents.

Le concept d'estrangement (ou d’étrangement), théorisé par le théologien Yves Congar[1], a nourri une longue tradition d'interprétation qui a irrigué aussi bien l'analyse de la science-fiction de Darko Suvin[2] que des auteur·rice·x·s issu·e·x·s des études gays et lesbiennes tels que William Marx[3]. La définition qui nous saurait être la plus éclairante provient probablement de Bertold Brecht. Le "verfmendung" brechtien[4] consiste en « une reproduction qui, certes, fait reconnaître l’objet, mais qui le fait en même temps paraître étranger. »[5]  Ainsi pourrait être décrite la nature du discours du documentaire Netflix au sujet du raëlisme. D'une part, se dégage un récit dont la structure nous est familière : le chanteur frustré de n'avoir pas obtenu le retentissement escompté décide de compenser son besoin d'attention en créant son propre groupe d'adeptes. Les nombreuses biographies de Charles Manson, déjà, ont éprouvé cette narration. En outre, le documentaire mobilise un référentiel de représentations relatif à ce type de mouvement qui réitère un discours médiatique bien connu : la vie en communauté, le leader charismatique, la désillusion, les abus financiers et sexuels supposés. D'autre part, apparaît l'étrangeté, la mise à distance d’une croyance traitée comme extravagante voire saugrenue. Le raëlisme repose sur les récits de leur prophète Raël (Claude Vorihlon) qui aurait reçu une révélation des Elohim. Ceux-ci ne seraient, en fait, pas des anges (comme dans la bible) mais des extra-terrestres à la technologie avancée qui auraient créé de la vie en laboratoire avant de l’implanter sur Terre[6]. Mais pourquoi ces croyances paraissent-elles plus étonnantes que d’autres ? Pourquoi suscitent-elles tant de curiosité ? Notre hypothèse est que le traitement qui leur est accordé relève précisément d’un processus d’étrangement c’est-à-dire qu’elles ne bénéficient pas d’une approche qui les réinscrirait dans un contexte historique et social, les faisant de ce fait, paraître « défamiliarisées ».

Pourtant, loin d'être un phénomène surprenant par sa singularité, le raëlisme s’inscrit dans une période dont il est possible de dessiner les contours sociologiques et historiques. Pour le sociologue Jean-François Mayer, le mouvement s'inscrit dans une tendance dite soucoupiste, qui croit aux extra-terrestres, et qui émerge dans le creuset des États-Unis, en période de guerre froide, où les tensions avec le bloc soviétique nourrissent la crainte d'une catastrophe nucléaire[7]. Cette même période se caractérise par un phénomène de forte sécularisation, à savoir le processus par lequel les religions institutionnelles et historiques, notamment le christianisme, perdent en puissance et en adhérent·e·x·s, en occident[8]. Dès lors, une nouvelle perspective millénariste émerge. Ainsi, Jean-François Mayer note : « dans un ciel vidé de ses anges, d'autres entités salvatrices, à savoir les extra-terrestres (...), sont attendues »[9]. En effet, la question de la destruction nucléaire occupe une place d’importance dans les considérations raëliennes. Notons que le nouvel an raëlien a lieu le 6 août, en commémoration du bombardement de Hiroshima qui correspondrait à l’évènement marquant l’entrée dans une ère où l’humanité possèderait désormais la capacité de s’auto-annihiler. En outre, les croyances raëliennes mettent l’emphase sur « la science ». Selon elleux, les prophètes des différentes religions auraient reçu des révélations au sujet de la vie sur terre en fonction du niveau d’avancée technologique de leur civilisation et donc de leur capacité à comprendre la vérité. C’est pour cela qu’il aurait fallu attendre 1973 pour que le dernier prophète, Raël, reçoive l’ensemble du message[10]. Ce croisement complexe entre récits religieux et interprétation techno-scientifique est qualifiée de « syncrétismes scientifico-religieux »[11] par le sociologue Jean-Bruno Renard. Ces considérations nous permettent de rendre compte de la composante contextuelle du raëlisme. Aucune croyance n’émerge dans un vide social et politique.

Presque 50 ans plus tard, Netflix désolidarise son récit de ce contexte et réactive l'intérêt pour les croyances aux extra-terrestres. En dissociant presque entièrement la narration au sujet du groupe d'une lecture sociologique et situationnelle, le documentaire créé une altérité ontologique faite de personnes sous l'emprise d'un gourou surpuissant qui pénètre les esprits et les porte-monnaies en réifiant l'explication de la croyance à une simple forme de faiblesse d'esprit et en retirant leur agentivité aux membres du groupe. Le documentaire fait l'impasse sur un travail d'inscription des récits de trajectoires biographiques dans un contexte social et politique, produisant – de ce fait - un objet de curiosité à part saisissant d'étrangeté. En somme, le documentaire force la distinction entre les raëlien·ne·x·s et le « nous » collectif, il les projette dans un espace d'interprétation distinct du continuum social dans lequel l'« on » devrait s'inscrire. Le manque d'envergure historique du traitement des voies narratives est substitué par une rhétorique de l'étrangement brechtien qui produit une dialectique entre proximité et distance et qui participe à la représentation d'une altérité intraculturelle.

 

Image : © Netflix

 

 

[1] Congar, Y. (1931). Chrétiens désunis – principes d’un “oeucuménisme” catholique. Ed. Du cerf.

[2] Suvin, D. (2000). Considering the Sense of ‘Fantasy’ or ‘Fantastic Fiction’ : An Effusion. Extrapolation, 41:3, 209-247.

[3] Marx, W. (2018). Un savoir gai. Les éditions de minuit. P.63.

[4] Spiegel, S. (2008). Things Made Strange: On the Concept of “Estrangement” in Science Fiction Theory. Science Fiction Studies, 35 : 3, 369-385.

[5] Brecht, B. (1999). Petit organon pour le théâtre [Kleines Organon für das Theater, 1948], traduit de l’allemand par Jean Tailleur. L’Arche. P.57.

[6] Centre d’information sur les croyances (2024). Dossier d’information : « Le mouvement raëlien », Genève : CIC.

[7] Mayer, J-F. (2001). Mais que cherchent-ils ? - Interview. Actualité des religions, 260, 25-27.

[8] Taylor, C. (2007). A secular Age. Cambridge, Belknap Press of Harvard University.

[9] Mayer, J-F. (2001). Mais que cherchent-ils ? - Interview. Actualité des religions, p.26.

[10] Fanti, Y. (2024) Une rencontre du mouvement raëlien de Suisse romande : vignette ethnographique. Centre intercantonal d’information sur les croyances.

[11] Renard, J-B. (1988). Les extraterrestres. Éditions Du Cerf. Paris, p. 166.